Chapitre XIII
Ce fut le désespoir qui poussa les premiers colonisateurs à quitter Terra pendant le Grand Exode, et à préférer la planète appelée Foudre à leur propre monde d’origine. Elle était bien nommée. Une ceinture d’orages pratiquement incessants enveloppait son atmosphère, ses mers bouillonnaient d’écume soulevée par le vent, l’écrasement de leurs vagues dans un roulement de tonnerre, contre les rochers des côtes, formait un bruit de fond omniprésent et ses énormes nuages de pluie plongeaient presque perpétuellement le sol dans un sombre crépuscule. La lumière la plus fréquente de ses cieux maussades était fournie par les monstrueuses décharges électriques qui fulguraient en grondant, se succédant presque indéfiniment.
Les avantages de la vie sur un tel monde étaient moins évidents. Une fois que les premiers colons eurent oublié leur stupeur et leur consternation, et rassemblé assez de courage pour mettre le nez hors des cavernes où ils s’étaient réfugiés dès leur atterrissage, ils se trouvèrent en possession d’un territoire si riche en ressources minières et organiques faciles à exploiter qu’ils furent amplement dédommagés de la perte presque totale du soleil. Sous les hautes falaises de granit du paysage battu par la pluie, ils élevèrent une progéniture solide et résolue qui construisit des maisons massives défiant les tempêtes et sur une échelle correspondant au terrain et à l’ampleur de sa fortune croissante. Avec un sens inné de conservation, les coloniaux créèrent un commerce interplanétaire, en n’exportant que les fruits de mer et les produits agricoles exotiques, qui étaient des ressources renouvelables. Ils gardèrent pour leur usage exclusif leurs ressources minières et, en cela, leur situation fut bien meilleure que celle de tout autre communauté du Noyau.
La convoitise de certains voisins planétaires moins favorisés, avides de métaux, aboutit très tôt à l’éclatement de la Fédération du Noyau, qui mourut au berceau, laissant la politique coloniale terrienne sans opposition réelle. Les habitants de Foudre s’enfermèrent dans un isolement défensif en tout sauf pour le commerce et, de tous les mondes du Noyau, c’était celui que l’on connaissait le moins et qui intriguait le plus.
La première impression de Foudre qu’eut Liam Liam ne fut pas du tout favorable. Le Starbucket atterrit au beau milieu d’un orage comme il espérait bien ne jamais plus en connaître. Le ciel plombé déversait d’incroyables torrents de pluie, le tonnerre l’assourdissait, la foudre était une menace si constante pour sa vie, tandis qu’il courait du vaisseau aux bâtiments du cosmoport qu’il était certain de s’être trouvé plus en sécurité alors qu’il fuyait devant des armes ennemies.
Une fois à l’abri, cependant, il retrouva son équilibre, réconforté à la pensée que seize mètres d’épaisseur de rocher le séparaient des décharges électriques géantes qui secouaient le terrain au-dehors. Dans le bâtiment, tout était massif et frustre. Renonçant aux décors frivoles, les architectes de Foudre avaient construit leurs installations avec la durée pour premier souci, l’esthétique ne comptait pas. Ils faisaient un usage extensif des pièces de fonte massives, alors que d’autres sociétés se contentaient d’un emboutissage mince et, ayant accès à toute l’énergie minérale et géothermique dont ils pouvaient avoir besoin, ils surdimensionnaient toujours dans le but de renforcer. Leurs véhicules étaient si solidement construits qu’ils devaient durer plusieurs vies entières.
Ce fut d’ailleurs la première impression qu’eut Liam du chemin de fer souterrain amphibie. Les astucieux ingénieurs de ce monde orageux, reconnaissant que l’inondation des tunnels était inévitable, avaient conçu leur moyen de transport urbain dans cette idée. Le « tank » pesant, rouillé, à crémaillère et à pignons se traînait dans les cavernes cahoteuses et inondées sans la moindre considération à la présence de l’eau de pluie ni au bon état des oreilles de ses voyageurs. La tête martelée par le bruit, Liam descendit avec soulagement du véhicule une heure et demie plus tard, avec le sentiment d’avoir passé une période considérable de sa vie dans une citerne. Le trajet n’était que de trente kilomètres mais, subjectivement, il le considérait comme un des plus longs de sa carrière de voyageur spatial.
Il arriva ainsi à Bama, ce que Foudre avait de plus ressemblant à une capitale. Garside Raad, qui dirigeait la sécurité planétaire, l’attendait au sommet d’un long escalier métallique s’élevant au-dessus de la caverne assourdissante où avait été amené Liam. Les deux hommes se connaissaient depuis longtemps et Liam avait le plus grand respect pour l’approche insulaire mais farouchement pratique qu’avait Garside quant au maintien de l’indépendance du Noyau. De son côté, Garside croyait fermement à la guerre de Liam.
Bama apparut tout d’abord à l’agent comme une ville souterraine, un réseau confus de galeries creusées dans le roc conduisant à des établissements illogiquement situés. Ce fut seulement quand ils parvinrent aux niveaux supérieurs qu’il comprit qu’en réalité, Bama était bâtie à la surface mais que toutes les voies de communication reliant les divers bâtiments étaient souterraines, afin d’éviter toute dépendances aux perpétuelles conditions orageuses. Quand Liam entra dans quelques-uns des bâtiments, il fut également frappé par l’impressionnante majesté de ce que pouvait être la vie si l’on disposait d’énergie et de ressources pratiquement illimitées et si l’on possédait un sens bien développé des valeurs pratiques allié à une nostalgie lancinante du soleil.
Les bureaux de Garside se trouvaient dans une tour escarpée dont la massive intégrité restait immuable dans la tempête qui faisait rage derrière les fenêtres aux triples vitrages. Liam y prit connaissance des documents par lesquels Terra annonçait sa découverte d’une insurrection sur Foudre et son intention de la mater par une intervention armée. Il lut avec soin les papiers, les reposa sur le bureau et leva la tête pour croiser le regard de Garside Raad.
« Je vous en prie, Liam ! Je sais que vous nous l’avez bien dit. La question est de savoir ce que nous faisons maintenant.
— Quel soutien avez-vous du gouvernement ?
— On m’a accordé le contrôle absolu. C’est pourquoi je vous ai fait venir. Nous avons vu ce qui est arrivé aux autres, qui ne pouvaient tirer bénéfice de « la guerre de Liam ». Vous avez entièrement prouvé ce que vous vouliez prouver. Cette fois, nous voulons essayer d’agir à votre façon. Nous avons rendez-vous avec le Président pour dîner mais je voulais avoir auparavant cette discussion avec vous.
— Je ne peux pas vous promettre de miracles, comprenez-vous. Mon plan d’ensemble concerne le salut du Noyau, pas de mondes individuels. Il est concevable que nous perdions Foudre avant de réussir à arrêter Terra.
— C’est une perspective que nous avons déjà envisagée. L’Histoire nous dit que nous sommes déjà perdus. Si vous pouvez nous sauver, ou sauver quoi que ce soit, ce sera toujours cela de gagné. Nous sommes complètement à votre disposition.
— Ce sont les seules conditions que je puisse accepter. Normalement, le cours de la bataille est soigneusement combiné par les stratèges terriens. Cette fois, il faut qu’il y ait un déroulement différent, tel qu’il est défini sur le bloc-notes de Liam Liam, vous comprenez ? Il y a une chose que les Terriens apporteront avec eux dont il est absolument essentiel que nous nous emparions. Il faut que nous nous en emparions, même si nous perdons Foudre dans l’affaire. Je suggère maintenant que nous commencions à discuter des détails avant d’aller rencontrer le Président. »
La campagne terrienne contre Foudre se heurta, dès le début, à des difficultés. A l’improviste, la flotte orbitale menaçante entourant la planète se trouva sous le feu non pas d’installations au sol mais de vaisseaux sophistiqués et non identifiés qui bondissaient soudain hors de l’espace-tachyon, lâchaient de longues salves de missiles redoutables et rebondissaient hors de l’espace normal avant qu’une riposte pût être efficace. On commença même à soupçonner que certains missiles ayant une capacité-tachyon propre avaient été prédirigés sur le cordon de vaisseaux d’une position sûre à plusieurs parsecs de distance.
Les forces terriennes apprirent à vivre dans cette situation, mais leurs pertes furent telles qu’elles durent écourter toute la campagne et par conséquent éliminer la nécessité de maintenir une flotte vulnérable en orbite autour de la planète. Les Terriens déposèrent le gouvernement de Foudre, le remplacèrent par un corps d’administrateurs militaires, effectuèrent des raids punitifs sévères contre toutes les poches de résistance manifestes et, dans l’ensemble, se convainquirent que ceux qui attaquaient leur cordon de vaisseaux le faisaient avec des ressources dépassant de loin celles de l’opposition indigène fonctionnant encore sur la planète. Et, pendant ce temps, leurs pertes dans l’espace triplèrent.
Les Terriens avaient identifié deux importantes poches de résistance sur Foudre, occupant toutes deux d’anciennes zones urbaines propices à la défense et virtuellement à l’abri du bombardement spatial, grâce à l’épaisseur même de la masse rocheuse sous laquelle se cachaient leurs installations et leurs voies de ravitaillement. Une tentative de prise d’assaut de ces secteurs avec des forces conventionnelles de Marines spatiaux se heurta à une coalition entre un temps épouvantable et de bonnes tactiques défensives, et se solda par un désastre pour les troupes terriennes. Ce même soir, ils perdirent également leur vaisseau-amiral en orbite et un pourcentage inquiétant de leur haut état-major local.
Le commandant de la Réserve terrienne reprit immédiatement les choses en main, trouva le moral de ses troupes au plus bas et résolut d’en terminer avec toute la campagne le plus rapidement possible. Ainsi, sous le couvert d’un des plus effroyables bombardements spatiaux jamais conçus, le petit vaisseau du commando para-ion quitta la cale de son porte-vedettes et fonça, vengeur, sur la surface de la planète. Bientôt, son peloton fantôme pénétra dans une des principales zones de résistance et explora de véritables catacombes de défenses souterraines, en rencontrant très peu d’opposition, à part les mines et les pièges abondants, qui ne génèrent pas les envahisseurs. Ils ne virent pas la moindre trace des défenseurs supposés.
Soupçonnant le genre de piège dans lequel ils étaient tombés sur Halcyon, l’officier, qui commandait les guerriers fantômes, ordonna le repli immédiat, mais il était trop tard. Alors que l’explosion sur Halcyon avait été celle, calculée, d’une centrale nucléaire, la déflagration qui éventra les vieilles montagnes résistantes de Foudre fut celle d’une arme à fusion ultra-sophistiquée. Cette fois, la destruction du peloton-ion ne semblait faire aucun doute.
Et ce ne fut pas la fin de la consternation. Pendant que la flotte orbitale examinait les résultats de l’explosion catastrophique qui avait détruit son arme secrète, une nouvelle alerte sonna. Comme plus de cent minuscules piranhas, des chaloupes monoplaces d’une taille individuelle trop réduite pour déclencher les alertes à longue distance avaient décollé sans être remarquées de la surface de la planète et convergeaient sur le vaisseau-porteur qui, ses écrans inactifs, tentait de lancer la vedette jumelle de celle qui venait d’être perdue au sol.
La fureur terrienne se changea en épouvante, quand on vit qu’il n’y avait aucun moyen de tourner les armes contre la minuscule flottille d’assaillants sans risquer d’endommager ou de détruire le porte-vedettes sans bouclier. Le commandant de la Réserve, déchiré et indécis, ne savait pas s’il devait ordonner malgré tout la destruction de tout dans ce secteur – auquel cas il perdrait non seulement le porte-vedettes mais la seconde « charrette fantôme » et son équipage-ion – ou accueillir les nouveaux venus par des tactiques plus conventionnelles de commandos spatiaux. Il choisit la deuxième solution, faisant ainsi le jeu de Liam Liam.
Pour lancer les vedettes des commandos, les bâtiments de guerre devaient lever leurs boucliers. A peine cela avait-il été fait que plusieurs engins spatiaux non identifiés bondirent hors de l’espace-tachyon, à une distance incroyablement proche, et, bien abrités derrière leurs boucliers, ils se mirent calmement à abattre un par un les vaisseaux terriens sans protection. Une période de chaos suivit, au cours de laquelle les vaisseaux-porteurs terriens sacrifièrent leurs forces de commandos et s’efforcèrent d’assurer leur propre survie. Liam avait prévu cet événement avec tant de précision qu’un quart de la flotte de guerre en orbite fut détruite avant que le reste des vaisseaux terriens s’abrite suffisamment pour passer à l’offensive. A ce moment, les assaillants inconnus se retirèrent. Quand finalement les Terriens firent les comptes, ils durent inclure dans leurs pertes un porte-vedettes et sa « charrette fantôme », audacieusement enlevés du centre même de la flotte.
Cette nuit-là, ce fut la liesse sur Foudre, mais les réjouissances furent un peu assombries par la certitude que les représailles de Terra seraient massives et terribles. Néanmoins, le signal de Liam Liam, du Starbucket, annonçant la réussite totale de la mission était une promesse pour l’avenir. Foudre elle-même ne pourrait doute pas échapper à la destruction par Terra, et l’armée spatiale privée de Liam, tout en se renforçant de jour en jour grâce à des dons anonymes d’argent et de vaisseaux, n’était encore qu’un moustique dans la jungle de la puissance de Terra ; mais, au moins, y avait-il un rayon d’espoir qui perçait même à travers les sombres cieux lourds de Foudre, aussi réconfortant que son timide et rare soleil.